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Architecture relationelle

Gideon Boie et Fie Vandamme


2016, A+

Dans le milieu des architectes, participation est un terme tabou. En effet, n’engendre-t-elle pas systématiquement une architecture bricolée ? La vision proposée par le centre psychiatrique PC Caritas à Melle pour la Place Chanoine Petrus Jozef Triest et la réponse apportée par architecten De Vylder Vinck Taillieu (aDVVT) démontrent le contraire.

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Le dernier Architectuurboek, publication biennale sur la production architecturale en Flandre, traite de travail sur mesure, ce qui en révèle immédiatement les lacunes. Si l’architecture sur mesure trouve une application évidente dans la construction d’une habitation privée, elle se heurte par contre à une situation plus complexe dans la commande publique, où l’utilisateur final n’est que rarement l’interlocuteur de l’architecte. Dans ce cas, l’interaction sociale autour du projet acquiert au mieux un rôle de représentation ou une dimension technique.

Dans le secteur des soins, il est habituel d’impliquer des (ex-) patients dans le processus de décision pour compenser les côtés plutôt technocrates de l’administration. Ils interviennent dans ce cas en tant qu’experts du vécu. La méthode n’est pas aussi transparente qu’il n’y paraît. Si le patient fournit des données potentiellement importantes tirées de son expérience, c’est l’architecte qui, en concertation avec l’administration, les croise avec d’autres données pour en faire un projet. Les bonnes intentions confirment ainsi l’inégalité structurelle de cette relation. Le patient en est donc réduit au statut de consommateur du bâtiment.

Dans le monde de l’architecture, on entend souvent cet euphémisme : l’utilisateur peut s’approprier le bâtiment. Une appropriation tardive peut toutefois être très traumatisante, comme en témoignait un ex-patient à l’occasion de la journée Hersteldag2016, consacrée aux innovations en matière de soins. S’en prenant à la façade très ostentatoire d’un hôpital, il s’interrogeait : « Pourquoi mettre autant d’argent dans la façade au lieu de l’investir à l’intérieur du bâtiment ? » Et d’ajouter à propos de son hospitalisation : « Tous les jours, on est confronté à la froideur du service. Les murs en brique sont oppressants. Et regarder la télé assis sur un siège facile à laver, c’est le coup de grâce ! »

La plainte de cet ex-patient, au-delà de concerner son expérience de l’espace, constitue une critique fondamentale à l’égard de l’architecture des établissements de soins. Tous les beaux discours sur l’environnement qui guérit ne font pas le poids face à la réalité crue d’un hôpital. La question est de savoir si une approche radicalement différente est possible dans la réalité complexe des soins psychiatriques. Le patient peut-il, lui aussi, entrer en scène en tant que producteur d’un environnement axé sur la guérison ?

L’utilisateur comme auteur

Lors de la réflexion autour de la vision pour le futur centre psychiatrique Caritas (Melle), tous les utilisateurs ont été réunis autour de la table par BAVO (une démarche s’inspirant des idées de Doina Petrescu sur l’utilisateur-architecte). Des groupes de travail regroupant médecins, membres de la direction, personnel et patients se sont demandé « que faire de l’océan d’espaces verts résultant de la démolition d’un patrimoine du 19e siècle ? » Les bâtiments Ghislaine, Sint Jozef, Wasserij et Lente devaient céder la place à une construction neuve abritant une unité de crise et un campus pour enfants. Les groupes de travail étaient chargés de créer des master plans en fonction du programme de construction.

La participation a abouti à un résultat très différent de ce qui était attendu. L’élimination de l’amiante à Sint-Jozef retarda le chantier de démolition, et on se mit à fantasmer sur le nouvel avenir de ces bâtiments. Dans les groupes de travail, Sint-Jozef allait fonctionner comme un catalyseur permettant de concrétiser dans un seul bâtiment les besoins et desiderata envisagés pour l’aménagement du centre de soins dans son ensemble. Tout à coup, les options semblaient infinies. Le bâtiment vide pouvait devenir la zone d’activités dont rêvait la direction, et en même temps cet indispensable espace intermédiaire où les patients peuvent se réfugier, se reposer, se rencontrer, fumer et bien d’autres choses encore. Sint-Jozef pourrait également fonctionner comme mur des souhaits.

Prêtant l’oreille à ces nouvelles approches, le conseil d’administration décida d’arrêter la démolition. La proposition émanant des groupes de travail s’inscrivait en effet dans le cadre d’un changement de politique. Dans la logique de gestion des institutions de santé mentale, le lit est toujours considéré comme unité de base pour les calculs – ce qui génère la typologie bien connue des hôpitaux. Mais en psychiatrie, cette unité n’a que peu de sens, les patients n’ayant pas forcément toujours besoin d’être alités. De plus, depuis l’application de l’Article 107, on mise de plus en plus sur des réseaux de soins privilégiant les soins ambulatoires et les équipes mobiles plutôt que sur les soins en interne.

Dans ce contexte, les groupes de travail sont arrivés avec un concept architectural totalement différent pour les établissements de soins de santé : l’avenir d’un centre psychiatrique ne saurait résider uniquement dans des bâtiments à lits améliorés. Dans le nouvel énoncé du projet, Sint-Jozef a été transformé en un espace extérieur monumental au cœur du campus de soins. Il a éte nommé Place Chanoine Petrus Jozef Triest.

L’immeuble, qui n’a pas de fonction attitrée dans l’hôpital – il n’est ni thérapeutique ni résidentiel –, est une structure ouverte à tous pour des activités non définies. C’est ainsi qu’au sein du centre psychiatrique Caritas, on peut voir un autre type de patients : celui qui, en plus d’être l’utilisateur-architecte (selon la terminologie de Doina Petrescu), intervient en premier lieu comme auteur de la demande de soins.

Enrichissement

Dans le processus de conception qui a suivi, les patients ont également joué un rôle actif. Dans l’énoncé formulé par BAVO, on demandait explicitement de développer une méthode intégrant dans le projet la dynamique des groupes de travail. Le bureau Architecten De Vylder Vinck Taillieu (aDVVT) proposa d’ouvrir le bâtiment dans l’état de démolition partielle où il se trouvait. L’étage du bas fut aménagé. Ce faisant, le projet s’écartait de son énoncé initial qui, partant d’un état de démolition avancé, supposait une ruine paysagère à l’anglaise. L’idée était de ne pas prendre d’options susceptibles d’hypothéquer irrémédiablement l’avenir du bâtiment. Plus question, dès lors, de démolir Sint-Jozef.

Une maquette grandeur nature servit d’instrument de négociation et permit à toutes les parties concernées d’exprimer leurs besoins et leurs souhaits. On pouvait supprimer ou ajouter des pans entiers de la maquette, ce qui donna immédiatement une visibilité à l’impact des décisions tout en stimulant l’imagination. Les réunions de réflexion se déroulèrent dans le bâtiment vide où il pleuvait – avec à nouveau les médecins, la direction, le personnel et les patients. C’est ainsi qu’avant même le début des travaux, les utilisateurs eurent encore une fois voix au chapitre.

Le processus participatif vint enrichir le projet de nouvelles idées. Il y eut une discussion sur l’aménagement des serres situées dans le bâtiment. Finalement, elles restèrent explicitement sans affectation précise, pour que les utilisateurs puissent se les approprier en fonction de leurs besoins impérieux. Les participants firent également des propositions sur l’aménagement de la cave ouverte. Les patients n’imaginaient pas des grilles à l’intérieur du bâtiment, mais plutôt des délimitations qui ont de l’allure. Le fait de relier la cave et le rez-de-chaussée au moyen d’une tribune fut aussi l’aboutissement d’une concertation intervenue par une pluvieuse journée d’hiver.

La participation ne porta pas préjudice au travail des architectes. En plus d’enrichir le projet, elle jeta une base solide pour conserver certaines idées qui, pour des raisons pragmatiques, menaçaient de passer à la trappe. C’est ainsi qu’après concertation dans les groupes de travail, la traversabilité du bâtiment et le dédoublement de la loggia furent maintenus. Comme on le voit ici, la participation renforce le rôle créatif de l’architecte. Le résultat est un processus de création collectif dont la paternité n’est plus attribuable à l’un ou l’autre membre.

« Jozef, il est à nous »

Dans le processus de production architecturale de la Place Chanoine Petrus Jozef Triest, on voit les contours d’une architecture relationnelle, par analogie avec le raisonnement développé par le critique d’art Nicolas Bourriaud dans son essai L’Esthétique relationnelle. Le projet architectural avait pour ambition que le bâtiment, une fois aménagé en structure ouverte, fonctionne comme un modèle 1:1 à adapter en permanence aux besoins et souhaits changeants des utilisateurs. Ce faisant, une même émancipation esthétique devient possible non seulement au niveau de la demande et de la conception, mais aussi de l’utilisation.

Une patiente faisant partie des groupes de travail articula timidement mais fièrement quelques mots qui étaient de bon augure : « Jozef, il est à nous » – en réponse à une discussion technique visant à déterminer qui pouvait avoir accès à Sint-Jozef, à quel moment, et à qui en incombait la responsabilité. Cette déclaration de la patiente prouve une identification allant bien au-delà de l’appropriation. En créant la Place Chanoine Petrus Jozef Triest, une nouvelle relation entre les médecins, la direction, le personnel et les patients a vu le jour. Le patient, plutôt que d’être abordé sous l’angle de ses expériences spatiales dans son statut de malade (le processus de création n’est pas thérapeutique), fut impliqué dans une discussion professionnelle sur la forme à donner au dispositif thérapeutique.

 

Article publié dans A+ 261 Re-Politicize pp. 51-55

Photographie Filip Dujardin

Tags: Activism, Care, Français

Categories: Architecture

Type: Article

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